L'imagination au travail
15 juin 2018
Je l’avoue, j’ai manqué d’imagination.
Pendant un temps, j’ai souscrit à cette idée que nous pourrions tous devenir auto-entrepreneurs. Pas l’auto-entrepreneuriat esclavagiste d’Über ou de Deliveroo, qui émane directement de l’esprit malade d’un grand patronat cynique. Non, j’avais plutôt une vision naïvement libertarienne de l’auto-entrepreneuriat, au sein de laquelle il fait bon choisir ses clients parmi les nombreux qui se pressent pour demander nos services, dans un joyeux libre marché où l’argent circule abondamment entres les acteurs.
La raison principale qui légitimait pour moi à elle seule cette idée était la possibilité de s’affranchir du principal inconvénient du salariat, et malheureusement une de ses clés de voûte : le lien de subordination. Dans l’utopie que je nourrissais, en étant contractants plutôt que salariés, nous aurions été libre de proposer nos services aux entreprises avec nos conditions, nos disponibilités, nos tarifs. Aux entreprises de s’arranger avec notre offre. Une secrétaire pourrait décider d’offrir ses services de telle à heure à telle heure, tels jours, à tel tarif. Un conducteur de bus en ferait de même, ainsi qu’un agent d’entretien, un vendeur dans un magasin d’articles de sports ou un employé comptable. Libre à tout un chacun de se trouver plusieurs clients ou d’offrir ses services à un seul d’entre-eux. Il n’y aurait pas d’interdiction par rapport au nombre minimum de clients du contractant. Après tout, si les deux entités sont satisfaites et qu’un contractant gagne suffisamment avec un seul client, où est le mal ? Bien sûr, il aurait été facile pour une entreprise cliente de ne pas renouveler les services d’un contractant, mais ça signifie que celui-ci aurait également eu la possibilité de cesser de travailler avec une entreprise qui ne lui convenait plus. Ce dernier point me semblait important car, d’un point de vue personnel, j’ai toujours été angoissé par l’idée d’être coincé dans un CDI et d’avoir à prester un long préavis au moment de vouloir quitter un employeur. Cela s’est toujours apparenté à une véritable prison pour moi. Je me suis à présent rendu compte que j’étais à ce sujet un cas relativement isolé, la majorité des gens semblant trouver un confort rassurant dans le CDI. J’y reviens plus loin.
Pour résumer, ma vision du quotidien idéal était grosso-modo celle-ci : moi auto-entrepreneur, je suis un fournisseur, je travaille avec des clients, des entreprises qui auparavant embauchaient des salariés. Si le client n’est pas satisfait, bien sûr il a le droit de ne plus acheter mes services. Mais de mon côté, j’impose mes conditions de travail (mes Conditions Générales de Vente en réalité), ma rémunération, et je n’ai personne à qui obéir. Je suis véritablement un partenaire commercial, pas un sous-fifre. On me demande si je veux bien accomplir telle ou telle tâche, et combien ça va coûter. En échange, je suis bien entendu incité à effectuer un travail de qualité afin de faire perdurer la relation.
Je pensais que tout le monde serait gagnant. Des conditions qui conviennent aux travailleurs puisqu’ils en décident eux-mêmes. Un travail bien fait qui satisfait les entreprises clientes. Bien entendu, c’était une vision naïve et Je comprends à présent que j’ai manqué d’imagination. Nous aurions rapidement abouti à un auto-entrepreneuriat à la Über. Nous aurions rapidement rencontré une course au prix bas et à l’acceptation de conditions de travail les plus pourries. Chaque auto-entrepreneur se battant pour tenter d’obtenir des contrats, réduisant petit à petit ses tarifs et ses exigences. Nous aurions tôt fait le bonheur des clients qui n’auraient eu qu’à se baisser pour ramasser des contractants suppliants. Un peu comme le salariat de maintenant en fait… la sécurité apportée par ce qu’il reste du code du travail en moins.
Cette course aux conditions dégradées m’apparaît à présent immanquable, parce que nous vivons dans une société où chacun a peur. Peur de manquer, peur de ne pas y arriver, peur de se retrouver à la rue, peur de crever de faim et de froid, peur de devoir turbiner jusqu’à quatre-vingt cinq ans. Chacun aurait donc été prêt à vendre père et mère juste pour décrocher un contrat pourri permettant d’éloigner le spectre terrifiant du dénuement.
Nous autres les petits, avons en effet appris à avoir peur du lendemain, de génération en génération, car nos revenus n’ont jamais suffit, péniblement, qu’à nos besoins les plus élémentaires. La plupart d’entre-nous n’a jamais pu vivre dans l’aisance, dans le confort de l’épargne, de la propriété de son habitation principale voir de sa résidence secondaire. Qu’il manque cent Euros à la fin du mois annonce des semaines difficiles à vivre. Qu’il en manque cinq cents, c’est la panique de ne pouvoir continuer à payer son logement. Qu’il en manque mille et c’est la terreur de la faim, du froid et de l’isolement qui se profile.
Pour que cette utopie de l’auto-entrepreneur libre et aisé fonctionne, il aurait fallu que nous puissions être éduqués avec la conscience que nos besoins primaires seraient toujours satisfaits. Il aurait fallu que nos parents, et leurs parents avant eux, nous apprennent que nous ne manquerions jamais de rien. Idéalement, il nous aurait même été inculqué que nous aurions toujours du rab pour nous permettre des effets et loisirs superfétatoires, et que la quantité et la qualité du travail que nous fournirions permettrait seulement de faire varier le montant de ce rab. Bref, il aurait fallu que nous soyons éduqués comme le sont les bourgeois. Or, précisément, cette différence fondamentale entre l’éducation des masses et celle des bourgeois empreigne si fortement la société qu’elle ne relève plus du conscient. C’est un état de fait qui se reproduit depuis tant de générations qu’il n’est plus accessible à la pensée. Il est donc extrêmement difficile à changer.
Je pensais qu’il suffirait de quelques lois pour passer d’une société de sous-fifres salariés à une société de fiers entrepreneurs contractants. Je me trompais. Outre la réalité des revenus de la population, la manière dont sont éduqués les pauvres et les riches fait appel à des fonctionnements si profondément ancrés dans la psychologie collective et individuelle, qu’il apparaît très difficile de pouvoir y changer quoi que ce soit. En tous cas, un tel changement de mentalités n’aurait pu avoir lieu assez rapidement pour que la transition vers l’auto-entrepreneuriat global puisse bien se passer. Pour changer les mentalités, il aurait fallu l’aide de l’État et des médias de masse, donc des grandes entreprises. Précisément, les grandes entreprises n’ont aucun intérêt à ce que les pauvres se mettent à croire qu’il est possible de penser autrement qu’en envisageant un avenir précaire. La peur du lendemain est ce qui permet aux grands d’exploiter les petits. Les petits n’ont même pas l’idée d’oser réclamer plus que les miettes qu’on leur jette négligemment. Les petits n’ont pas conscience de leur valeur en tant qu’individu, et par extension de la valeur de leur travail. On ne leur a pas appris qu’ils méritaient - et auraient à coup sûr - une vie confortable au fil de laquelle chacun de leurs efforts serait largement récompensés. Craignant le dénuement, ils se contente de réclamer un contrat de travail stable permettant au moins de voir venir. Et tant pis si ce contrat s’apparente à un servage, tant pis pour l’humiliation de devoir obéir au chef, tant pis pour la routine et les horaires imposés. Au moins ce contrat permet-il de dormir tranquille la nuit, en sachant que dans l’avenir proche il n’y aura ni froid, ni faim.
Or donc, comme espérer changer la mentalité des petits n’est pas réaliste, j’ai compris que mon paradigme du « tout auto-entrepreneur » ne pourrait leur être que néfaste.
Suite à ce constat, j’ai imaginé un nouveau modèle. Beaucoup plus simple finalement, mais aussi beaucoup plus révolutionnaire, sans doute : on continue avec le salariat, mais on renforce le code du travail, on le rend bien plus sécurisant, et on y retire la notion de lien de subordination. à présent, l’entreprise aurait l’obligation de subvenir largement aux besoins de l’employé, en échange de quoi celui-ci produirait un travail. Ce travail serait accordé à l’entreprise selon le bon vouloir de l’employé, ses disponibilités, sa bonne disposition, ses besoins, ses exigences particulières dont il faudrait, dès l’embauche et périodiquement ensuite, discuter. La responsabilité première d’une entreprise serait de s’assurer du bien-être de ses employés. Elle y trouverait là sa seule raison d’exister. La nécessité de vendre des biens et services n’étant qu’un prétexte pour satisfaire cette exigence. Les salaires seraient réglementés afin de minimiser ou abolir les différences et de tirer la moyenne vers le haut. Les grilles salariales seraient élaborées par des comités composés exclusivement de salariés, assistés par des comptables, avec accès complet aux comptes de l’entreprise, afin de décider quel part du chiffre d’affaire doit être allouée au versement des salaires et quel part au bon fonctionnement de l’entreprise (achat des matières premières, entretien du matériel, investissements, provisions…). Les dirigeants des entreprises n’ayant, bien entendu, pas leur mot à dire dans cette élaboration des grilles salariales. Après tout, ça ne les concernerait aucunement.
On pourrait cependant aller encore plus loin et se dire qu’il n’y aurait plus de dirigeants, où plutôt que ceux-ci seraient également de simples salariés, bénéficiant donc d’un traitement égal à tous, réglementé et voté par le comité décrit ci-dessus. On pourrait imaginer que nous soyons tous sur un pied d’égalité : sans donneur d’ordre mais des guides, sans sous-fifre mais des personnes qui donnent volontairement de leur temps en échange d’un traitement qui leur assure confort et loisirs…
… super, je viens de ré-inventer la SCOP.
Bien entendu, ce second type d’utopie n’a aucune chance de se réaliser. Les intérêts des puissants étant en jeu, et ceux-ci rédigeant directement ou indirectement les lois, on n’est pas plus prêt d’arriver à un « tout SCOP » qu’à un auto-entrepreneuriat global et heureux.